Coup de grâce pour la multigestion alternative ?

Publié le 17/12/2008 - Philippe Maupas
Comment l'affaire Madoff arrive dans les portefeuilles d'investisseurs français

La multigestion alternative vient de connaître une évolution réglementaire marquante, avec l'aménagement provisoire de la liquidité introduit par l'AMF dans son règlement fin octobre (voir notre analyse ici). Cet aménagement va sans doute précipiter la sortie de cette catégorie de fonds des contrats d'assurance vie, où ils étaient accessibles sans la contrainte d'un investissement minimum de 10 000 euros. Il est par conséquent probable que ce changement de règlement porte un coup sévère au développement des fonds de multigestion alternative auprès de la clientèle des particuliers en France. Et ce d'autant plus que l'affaire Madoff affecte un nombre croissant d'institutions et de véhicules d'investissement, certains de ces véhicules étant commercialisés auprès d'investisseurs particuliers en France.

Un scandale qui tombe au plus mauvais moment

Certains fonds de multigestion alternative de droit français ont pu, à un moment ou à un autre, être investis dans le tristement célèbre fonds Madoff, ou dans un fonds lui-même investi dans ce fonds Madoff. S'ils le sont toujours, la perte sera totale et affectera la valeur liquidative du fonds investisseur à proportion de son poids dans celui-ci. S'ils ne le sont plus, tant mieux pour eux, ils ont ainsi échappé au pire : c'est par exemple le cas d'Elan Gestion Alternative géré par Rothschild & Cie Gestion. Dans un communiqué en date du 12 décembre 2008, les équipes commerciales de la société indiquent que le fonds a "vendu l’intégralité de (sa) position sur ce gérant au début du mois d’octobre et (a) été remboursé le 21 novembre 2008." On verra néanmoins plus bas qu'un fonds géré par Rothschild & Cie Gestion, Elite, a été affecté.

Oddo Asset Management avait également investi dans des produits contaminés, notamment le fonds Luxalpha Sicav American Selection (voir ci-dessous). Les fonds concernés étaient Gap 1 an, Gap 2 ans, Gap Euro et Gap réactif multistratégies. Oddo Asset Management était sorti en 3 fois de Luxalpha Sicav American Selection (en septembre, octobre puis début novembre), avait récupéré le cash des premières cessions mais UBS, le dépositaire du fonds, n'avait pas réglé les 30 millions d'euros correspondant à la dernière cession demandée début novembre 2008 sur la valeur liquidative du 17 novembre. La justice luxembourgeoise ayant condamné le 15 janvier 2009 UBS à régler les sommes dues aux fonds gérés par Oddo, les porteurs de parts des fonds concernés devraient ne pas pâtir de Madoff. Le communiqué d'Oddo Asset Management à ce sujet est disponible ici.

La liste des victimes déclarées, tenue par le New York Times (cliquer ici), est à ce titre édifiante : y cohabitent des institutions financières du monde entier (exposées soit directement via des investissements sur fonds propres dans le fonds, soit indirectement via le financement d'investisseurs ayant eux-mêmes investi dans le fonds et risquant de ne pas être solvables quand l'heure de rembourser sonnera, soit exposant leur client via des fonds d'investissement maison ayant eux-mêmes investi dans le fonds Madoff), des fondations (qui risquent de devoir fermer boutique quand elles ont confié la majeure partie de leurs fonds à Madoff) ou des universités (qui auront du mal à boucler leur budget 2009).

Des investisseurs privés français affectés

La France n'est pas épargnée : plusieurs banques françaises ont déjà mentionné leur niveau d'exposition maximum, des entreprises comme Lebon ont également investi (risque maximum de 6.6 millions d'euros, voir ici le communiqué de la société), et le fonds Luxalpha Sicav American Selection, commercialisé en France, se retrouve vraisemblablement dans les portefeuilles de clients particuliers, directement dans le pire des cas, ou indirectement dans le cas de fonds de multigestion alternative (par exemple, le reporting de novembre 2008 du fonds VP Alternatif géré par VP Finance mentionne que Luxalpha - c'est le nom indiqué sans plus de précision - représentait 9,36% de l'actif du fonds).

A priori, rien n'indique dans le prospectus de Luxalpha Sicav American Selection qu'il est exposé au fonds Madoff : il cherche "à donner aux investisseurs l'occasion d'investir principalement en valeurs mobilières cotées ou listées aux Etats-Unis d'Amérique et à réaliser une performance stable destinée à assurer une plus-value régulière, tout en veillant à la sécurité du capital et à la liquidité du portefeuille. Les actifs du portefeuille sont investis, selon le principe de répartition des risques, en actions cotées à la bourse de New York ou au NASDAQ et/ou en bons du Trésor américain". A noter que le montant minimum de l'investissement initial (100 000 USD ou 100 000 EUR selon la part) en fait un produit réservé à une certaine typologie d'investisseurs.

Le conseiller de portefeuille du fonds est Access International Advisors, une société de gestion spécialisée en gestion alternative et en produits structurés, comme elle se décrit dans son site internet, dont l'accès, au-delà de la page d'accueil, nécessite une autorisation.

L'importance de la due diligence

L'historique de performance du fonds est très flatteur, la performance annualisée de Luxalpha Sicav American Selection (part en euro) étant de 7,65% sur 3 ans au 17/11/2008, date de la dernière valeur liquidative disponible dans notre base de données, et la volatilité de 1,85% sur la même période, un niveau remarquablement faible.

Sur le seul critère de performance passée, ce fonds était donc une proposition d'investissement très attirante : performance toujours positive et très faible volatilité. Les investisseurs professionnels vont généralement au-delà de la seule performance passée et étudient en profondeur la structure de la société de gestion et le processus d'investissement du fonds avant d'investir. Cette phase dite de "due diligence" permet de séparer le bon grain de l'ivraie et de n'investir que dans des fonds gérés selon un processus compréhensible par une société ayant mis en place une organisation et des moyens conformes aux meilleurs standards internationaux.

Il semble avéré que cette phase de due diligence, qu'elle s'applique à la société Bernard L. Madoff Investments Securities ou à toute autre société gérant un fonds investi dans le fonds Madoff, n'ait pas toujours été faite avec le sérieux nécessaire. Il semble aussi que certains investisseurs aient identifié le caractère inexpliquable des performances des fonds concernés et aient refusé d'investir : c'est par exemple le cas de la Société Générale, qui, en 2003, avait mis la société Bernard L. Madoff Investment Securities sur sa black-list interne, interdisant à sa banque d'investissement toute transaction avec elle et incitant ses clients privés à faire de même (voir ici l'article - en anglais - sur le site de l'International Herald Tribune).

Pour mieux comprendre l'organisation mondiale mise en place pour commercialiser le fonds Madoff (ou les fonds créés exclusivement pour investir dans le fonds Madoff), on pourra lire la fascinante enquête du New York Times (en anglais) parue le 19 décembre 2008.

Moralité : tous les multigérants alternatifs ne sont pas égaux. Certains ont alloué les moyens humains et technologiques nécessaires à la phase de due diligence, essentielle pour protéger les porteurs de parts de leurs fonds, d'autres ont sans doute péché par excès de confiance, manque de moyens, ou par une combinaison des deux.

Les recommandations de l'AMF

Après avoir questionné les sociétés de gestion domiciliées en France, dont elle est l'autorité de contrôle, l'AMF (Autorité des Marchés Financiers) a publié le 17 décembre 2008 sur son site internet des recommandations à destination des fonds de droit français qui seraient investis dans des fonds ou produits eux-mêmes touchés par la fraude Madoff.

L'AMF constate que "plusieurs fonds d’investissement coordonnés, de droit respectivement luxembourgeois et irlandais, sont d’après des sources concordantes, susceptibles d’être impactés par l’affaire Madoff." Dans la mesure où ces fonds (dont, vraisemblablement, le fonds Luxalpha American Selection) "n'avaient cependant pas communiqué sur l’existence de pertes, et a fortiori sur leur ampleur" à la connaissance de l'AMF en date du 16 décembre 2008, il semble difficile pour les fonds français ayant investi dans les fonds "contaminés" d'établir une valeur liquidative respectant l'égalité de tous les porteurs, "l’application d’une décote par la société de gestion sur les lignes concernées ferait courir le risque d’une sous-évaluation de la valeur liquidative, ce qui est au détriment des porteurs souhaitant sortir de l’OPCVM. L’absence de décote ferait courir le risque d’une sur-évaluation de la valeur liquidative, ce qui est au détriment des porteurs restant dans l’OPCVM ou y souscrivant".

Si la société de gestion considère ne pas disposer de toutes les informations pour valoriser le fonds concerné, l'AMF lui recommande soit de "procéder à une suspension des souscriptions et des rachats de parts ou actions de l’OPCVM dans l’attente de la clarification de la situation sur les fonds d’investissement concernés", soit de "valoriser les titres touchés de façon prudente" quand elle souhaite maintenir la liquidité. Cette valorisation "prudente" pourra le cas échéant être nulle (pour les seuls titres contaminés) "si la société de gestion considère que seule une valorisation nulle permet de préserver l’intérêt des porteurs restants".

Pour éviter un effet d'aubaine dans le cas où la valorisation trop prudente conduirait la valeur liquidative à être établie à un niveau significativement supérieur dans le futur (auquel cas certains investisseurs pourraient investir dans les fonds concernés et bénéficier ainsi de ce rebond futur), l'AMF recommande "fortement" aux sociétés de gestion concernées "de mettre en place des commissions de souscription acquises à l’OPCVM afin de limiter les possibilités d’arbitrage", ou encore "le cas échéant en combinaison avec la première mesure, de fermer temporairement les OPCVM concernés aux nouvelles souscriptions", ou bien encore "le cas échéant en combinaison avec la première mesure, de plafonner le nombre total des parts des OPCVM concernés aux nombre de parts à la date de décote de la valeur des fonds d’investissement". Et l'AMF de rappeler que "ces trois mesures peuvent être réalisées sans préavis et sans offrir aux porteurs des OPCVM une possibilité de sortie sans frais".

A partir du moment où des informations précises seront disponibles quant à la valorisation des actifs contaminés, l'OPCVM pourra "cantonner les titres touchés dans une side pocket". La side pocket est une enveloppe séparée permettant d'isoler les actifs contaminés des actifs sains. Le règlement de l'AMF sera modifié très prochainement pour permettre la mise en place de ces side pockets. L'AMF rappelle que cette dernière est conditionnée par la tenue d'une assemblée générale extraordinaire pour les SICAV (qui sont des sociétés, contrairement aux FCP), formalité requérant un délai minimum pouvant conduire à une suspension prolongée de la valorisation du fonds, auquel cas l'AMF suggère des alternatives ("mise en liquidation de l’OPCVM, dévalorisation de la ligne").

Les premières suspensions de rachat

Le fonds Elite, géré par Rothschild & Cie Gestion, vient de suspendre les souscriptions/rachats à compter de la valeur liquidative datée du 12 décembre 2008. Il a pour conseillers PATRIMOINE CONSEIL et IPCA (deux sociétés de conseil en gestion de patrimoine, choisis d'après le prospectus du fonds par la société de gestion "en raison de leurs connaissances particulières des porteurs de parts du FCP ELITE, ainsi que de leurs objectifs et de leurs situations financières personnelles pour conseiller la société de gestion dans le cadre des investissements financiers qui seront effectués"). Il est donc probable qu'Elite était avant tout commercialisé auprès des clients de Patrimoine Conseil et d'IPCA.

Le site dédié à la gamme Elite mentionne les différentes enveloppes, notamment d'assurance vie, dans lesquelles le fonds Elite est accessible. D'après le reporting du fonds à fin novembre 2008, son exposition à Luxalpha American Selection était de 22,7%. Sur la base du dernier encours publié sur le site de l'AMF, d'un peu plus de 41 millions d'euros, la part de Luxalpha American Selection est donc d'environ 9 millions d'euros.

Fortis Investments a indiqué dans un communiqué (en anglais) être exposé dans deux de ses fonds de droit français à Luxalpha American Selection.

L'industrie de la multigestion alternative française n'avait certainement pas besoin de cette nouvelle catastrophe. Les clients affectés non plus.

Philippe Maupas , CFA, CAIA, CIPM, est co-fondateur de Quantalys et éditorialiste.