Capitaliser malgré la frénésie

Publié le 18/10/2023 - JP Morgan Asset Management (Europe) SARL
Les marchés actions mondiaux ont prospéré au premier semestre 2023. L’indice MSCI World a en effet bondi de 15 % en dollar américain (USD), et affiche désormais une hausse de plus de 25 % par rapport à son point bas du troisième trimestre 2022. À l’image de la baisse des valorisations subie en 2022, cette hausse s’explique par un rebond des multiples malgré des bénéfices relativement stables. Le multiple à terme de l’indice MSCI World est passé de 13,7 x à 17,0 x.1
Managing Director
International Equity Team
 
 
Emma Broderick
Analyste
Équipe Actions Internationales

 

La situation s’est également inversée sur le plan sectoriel par rapport à 2022, le marché ayant bénéficié de la progression des secteurs de croissance qui avaient souffert l’année dernière : la consommation cyclique, les services de communication et, surtout, les technologies de l’information, l’engouement suscité par les solutions d’intelligence artificielle (IA) générative offrant un nouveau souffle aux mégacapitalisations technologiques après une année 2022 éprouvante. Le mois de juin a été marqué par une reprise cyclique étendue, mais jusqu’à la fin du mois de mai, les sept géants de la tech (« magnificent seven ») ou "MANAMAT"2, représentant près d’un quart de la pondération de l’indice S&P 500, ont en effet réalisé la totalité des performances de l’indice américain, les 493 autres titres s’inscrivant en légère baisse dans l’ensemble.3

 

Le phénomène ChatGPT

Il est vrai que l’IA est entrée dans une nouvelle période, qui voit, en plus de l’explosion des données ces dernières années, la puissance des algorithmes et la puissance de calcul progresser, ouvrant une nouvelle ère de l’IA générative. Ces grands modèles de langage (« large language models » ou LLM) intelligents, alimentés par des algorithmes avancés d’apprentissage automatique (« machine learning » ou ML) et entraînés à partir d’un nombre gigantesque de paramètres, analysent et apprennent à partir d’importantes quantités de données qui leur sont fournies afin de créer des contenus originaux, semblables à des contenus créés par l’être humain, à une vitesse fulgurante. Depuis les débuts de ChatGPT, un chatbot créé par OpenAI à la fin de l’année dernière, le marché s’est soucié de comprendre, de mettre en œuvre et de coter les progrès réalisés en matière d’accessibilité grâce à l’IA générative.

La frénésie autour de l’IA a ceci d’inhabituel qu’il ne s’agit pas d’une révélation. Si l’utilisation de l’IA générative a bondi depuis le lancement de ChatGPT, des technologies plus restreintes d’intelligence artificielle comme le ML et le traitement du langage naturel (TLN) sont déjà utilisées depuis quelques années. La reconnaissance faciale, par exemple, s’appuie sur des algorithmes d’apprentissage automatique pour déverrouiller votre smartphone, et les assistants vocaux comme Siri et Alexa utilisent l’IA, le TLN et le ML afin de comprendre les instructions et d’effectuer un éventail de tâches. Les algorithmes reposant sur l’IA sont utilisés dans le commerce en ligne pour faire des recommandations d’achat personnalisées, dans les essais cliniques pour améliorer la découverte et l’efficacité des médicaments, et ailleurs dans tout un panel de secteurs pour automatiser une multitude de tâches administratives. L’amélioration progressive des modèles à partir du comportement appris, ainsi que l’arrivée du « big data » et les progrès de la puissance de traitement des ordinateurs ont tous joué un rôle dans la création de l’IA générative.

Néanmoins, deux surprises importantes sont survenues cette année. Premièrement, la rapidité d’adoption par les consommateurs. En 2006, il a fallu près de deux ans à Twitter pour atteindre le million d’utilisateurs ; en 2010, Instagram y est parvenu en deux mois et demi ; ChatGPT l’a fait en cinq jours seulement, le service passant la barre des 100 millions d’utilisateurs en deux mois, ce qui en fait l’adoption d’une technologie la plus rapide de l’histoire.[1] Deuxièmement, et il s’agit sans doute du phénomène le plus surprenant, l’absence de barrières à l’entrée pour l’exécution d’un code d’IA. Jusqu’à présent, il était généralement admis (et nous partagions cet avis) que les grands opérateurs en place développant des modèles d’intelligence artificielle domineraient en raison de leurs avantages concurrentiels : expertise en matière de cloud, puissance de calcul et vastes réserves de données exclusives, sans compter qu’ils ont investi des montants gigantesques de capitaux pour améliorer leurs capacités en matière d’IA. Il semble toutefois que ce ne soit pas le cas. De nouveaux modèles à grande échelle et open source, basés sur des interfaces de programmation d’application (API) facilement accessibles, sont publics ; quiconque ayant un bon niveau de connaissances en codage peut adapter et redistribuer l’architecture des données pour répondre à ses propres spécifications sans avoir besoin de la puissance de calcul et de l’espace de stockage importants qui sont normalement nécessaires pour les exécuter. Si cela présente des avantages du point de vue du consommateur (notamment l’accès à des modèles d’IA personnalisables à un coût nettement inférieur), pour les entreprises, la seule barrière à l’entrée qui existe désormais pour tester un code est une personne munie d’un ordinateur portable. Ces avantages concurrentiels ne semblent pas être liés à la technologie de l’IA elle-même, mais plutôt à d’autres éléments du modèle d’entreprise : par exemple, l’accès à des données exclusives, la clientèle ou la capacité à fournir des services à grande échelle.

Pelles et pioches des temps modernes (ou investir dans les industries en amont)

Tout comme au cours des précédents cycles technologiques, les vendeurs de pelles et de pioches des temps modernes ont été les premiers à bénéficier de la « ruée vers l’or de l’IA », notamment les fournisseurs de semi-conducteurs. Un concepteur de puces situé en Californie, leader incontesté des processeurs graphiques (GPU) qui alimentent les applications d’intelligence artificielle, a vu sa capitalisation boursière croître de près de 200 milliards de dollars en une journée grâce à des prévisions ambitieuses. Les autres grands gagnants sont évidemment les « hyperscalers », à savoir les fournisseurs de services de cloud, qui sont responsables de l’infrastructure nécessaire au déploiement de l’IA générative que sont les vastes capacités de stockage et de puissance de traitement. Azure, l’entreprise mondiale technologique et de logiciels que nous détenons, a indiqué qu’elle s’attendait à ce que les produits liés à l’intelligence artificielle stimulent sa croissance d’un point de pourcentage à compter du prochain trimestre, le chiffre d’affaires actuel s’élevant à environ 600 millions de dollars. Une autre catégorie d’industries en amont est celle qui offre aux clients des services reposant sur l’IA ; par exemple, le conglomérat technologique multinational que nous possédons incorpore son outil d’IA conversationnelle, Bard, dans son moteur de recherche, bien que cela suscite des inquiétudes quant aux coûts ; ou encore la société mondiale de technologie et de logiciels que nous possédons offre Copilot dans sa suite de produits 365, qui permet de créer un premier brouillon que les utilisateurs peuvent éditer dans Word ou de traiter plus rapidement les courriels dans Outlook.

 

Identifier les opportunités…

Si la portée globale de l’intelligence artificielle demeure ambiguë, nous présentons ici nos premières réflexions du point de vue de notre approche d’investissement de qualité et des titres que nous détenons. Loin d’investir dans les industries en amont du secteur technologique, nombre de nos entreprises sont déjà bien exposées à l’IA, et disposent d’opportunités supplémentaires, notamment en termes de réduction des coûts et de création de valeur.

  • Amélioration des processus/réduction des coûts : L’intelligence artificielle offre des opportunités évidentes de réduction des coûts, car les processus existants sont automatisés, notamment les fonctions répondant à des règles. La plupart de ces éléments ne sont pas nouveaux. Une société de services professionnels que nous détenons évoque son activité d’externalisation dont le ratio entre la main-d’œuvre et l’automatisation, qui était de 90 % contre 10 %, est déjà passé à 60 contre 40, ce qui laisse encore une grande marge de progrès. En matière de paiements, la société de services financiers que nos détenons a lancé une plate-forme d’IA très performante afin d’accroître la prévisibilité, la transparence et la rapidité des paiements. Dans l’ensemble, la révolution de l’IA générative devrait contribuer à la création de contenu dans les domaines des opérations clients, des ventes et du marketing et du développement de logiciels en réduisant drastiquement la quantité des contributions humaines. Cela ne signifie pas que ces fonctions deviendront obsolètes : la nuance et la profondeur qui découlent des contributions humaines seront probablement encore nécessaires dans certains domaines. Dans sa forme actuelle, l’IA générative peut s’avérer parfaite pour rechercher et résumer des informations contenues sur des sites web, mais la rédaction d’accords juridiques complexes ne devrait probablement pas encore lui être confiée.
  • Création de valeur : Tout en réduisant les coûts, l’IA permet aux entreprises d’améliorer la qualité de leurs services et leur offre de produits. Les entreprises disposant de grands ensembles de données exclusives dans un panel de secteurs peuvent être en mesure d’utiliser l’IA afin d’effectuer des analyses de données plus efficaces et efficientes afin de renforcer leurs avantages concurrentiels. Dans le secteur de la santé, l’intelligence artificielle offre la possibilité d’améliorer les capacités de diagnostic des patients et d’optimiser/automatiser un certain nombre de paramètres dans le processus de découverte de médicaments. Par exemple, nous détenons une société fournissant des instruments, des consommables et des services logiciels à usage scientifique qui a utilisé l’IA pour développer un microscope électronique, aidant les chercheurs à analyser les structures des molécules, des protéines et des cellules et accélérant le processus par l’automatisation d’étapes cruciales. Parallèlement, pour les marques grand public, l’IA peut améliorer l’expérience client grâce à des offres virtuelles et à des publicités personnalisées. Nous détenons le leader mondial du secteur de la beauté, qui a développé un système appelé TrendSpotter qui analyse les tendances populaires en ligne afin d’adapter ses produits aux nouvelles tendances et préférences. Dans l’ensemble, cette technologie n’en est qu’à ses débuts et les évolutions les plus intéressantes pourraient bien dépasser notre imagination actuelle.

Tout en surveillant les menaces

Outre les opportunités qui se présentent, nous nous intéressons également à la manière dont le changement pourrait avoir une incidence négative sur les entreprises que nous détenons. Comme toujours, les inconvénients potentiels suscitent pour nous davantage d’inquiétudes que les avantages potentiels ne suscitent d’engouement. 

  • Risque lié à l’automatisation des clients : Comme indiqué plus haut, l’IA devrait pouvoir aider les entreprises à réduire leurs coûts en automatisant une série de tâches administratives répondant à des règles. Ceci représente un inconvénient potentiel si le modèle d’une entreprise dépend de la prestation de services qui sont automatisés, par exemple la gestion de centres d’appel, ou si ce modèle dépend du soutien au personnel qui peut être visé par l’automatisation, par exemple l’offre d’un produit de données à des juristes en début de carrière. Les sociétés de services informatiques telles que la société de services professionnels que nous détenons devront créer suffisamment de tâches à forte valeur ajoutée basées sur l’expertise pour compenser les pertes liées à l’automatisation.
  • Risque de perturbation : L’intelligence artificielle perturbera probablement les modèles d’entreprise existants. La capacité de l’IA à accélérer la programmation informatique pourrait renforcer la concurrence pour les fournisseurs de logiciels, par exemple. Cette menace exige une vigilance constante à mesure que la technologie évolue, et nous surveillons de près les sources de données exclusives de nos participations au cas où l’IA générerait des alternatives viables.
  • Risques juridiques et réglementaires : L’adoption de l’intelligence artificielle générative n’en est qu’à ses débuts. Les cadres réglementaires et juridiques sont donc très peu développés. La question des brevets et des droits d’auteur est centrale, car les modèles sont souvent entraînés à partir de contenus soumis à des droits de propriété intellectuelle sans aucune rémunération pour leurs titulaires. L’entreprise de logiciels créatifs que nous détenons espère que sa banque de droits d’auteur constituera un avantage dans ce contexte d’incertitude. En outre, il reste un risque d’hallucinations, par lesquelles les données d’entrée sont reconfigurées ou apprises d’une manière factuellement fausse. Plus inquiétant encore, l’IA risque d’intégrer des algorithmes discriminatoires de type « boîte noire » dans les processus. Les évaluateurs de crédit utilisent déjà des codes d’IA pour apporter des améliorations commerciales et opérationnelles, bien que ceux que nous détenons ne l’utiliseront pas pour appliquer des évaluations de crédit en raison des risques de partialité. En général, il existe un risque que la réglementation étouffe l’innovation et la capacité à créer de la valeur, en particulier si les entreprises mondiales ne peuvent progresser qu’à la vitesse de la réglementation dans la zone géographique la plus lente.
  • Risque de déception : Outre le fait que l’intelligence artificielle peut nuire aux bénéfices futurs des entreprises, il existe un risque potentiel pour les valorisations si l’engouement actuel se dissipe. Le « hype cycle » de Gartner (décrivant l’évolution de l’intérêt pour une technologie) comporte cinq phases en ce qui concerne les technologies émergentes : la courbe ascendante qui correspond au Lancement de la technologie et au Pic des attentes exagérées et qui est suivie de l’effondrement dans le Gouffre des désillusions, avant la reprise progressive sur la Pente de l’illumination et le Plateau de la productivité.[1] Le risque est qu’à l’approche du pic des attentes, un gouffre surgisse…


Capitaliser malgré la frénésie

Fin 2021, nous étions préoccupés à la fois par les multiples et les bénéfices. Suite à la baisse des valorisations en 2022, nos inquiétudes quant aux multiples se sont envolées, ne laissant plus que les inquiétudes quant aux bénéfices. Les trois derniers trimestres ont signé le retour de ces deux préoccupations, le PER à terme de l’indice MSCI World étant remonté à 17,0 x, un niveau jamais atteint entre 2003 et 2019, tandis que le multiple du secteur des technologies de l’information, à 27,4 x, s’approche désormais dangereusement des sommets atteints durant l’ère COVID.[2]

Ce multiple élevé ne s’explique pas par des bénéfices en baisse, les marges attendues étant toujours proches de leurs sommets historiques, et les bénéfices prévus par le consensus devraient rester stables cette année avant d’augmenter de 10 % en 2024, malgré toutes les inquiétudes concernant une récession potentielle. Il est vrai que l’économie américaine s’est avérée plus robuste que prévu, mais le revers de la médaille est que les marchés du travail restent très tendus, ce qui signifie qu’un resserrement monétaire continu est nécessaire pour faire baisser l’inflation. Selon nous, un éventuel ralentissement ne fait pas partie des prévisions de bénéfices d’aujourd’hui... ni du multiple actuel. Nous continuons de penser que le monde est un lieu asymétrique dans lequel les révisions à la baisse des bénéfices dans les moments difficiles sont bien plus importantes que les révisions à la hausse en période favorable. Comme toujours, nous pensons que le pouvoir de fixation des prix et les revenus récurrents, deux des principaux critères d’inclusion des entreprises dans nos portefeuilles, finiront une fois de plus par témoigner de leur valeur en cas de ralentissement, et que le marché en viendra à nouveau à favoriser les entreprises dont les bénéfices sont résistants en période difficile.

En fin de compte, l’IA générative n’en est qu’à ses débuts et sa portée reste incertaine. Quels sont les secteurs et les entreprises qui prospéreront et quels sont les modèles d’entreprise qui disparaîtront ? Dans un monde où règne l’intelligence artificielle, à quoi ressemblent l’emploi, l’éducation, la santé, la finance, la consommation et la politique ? Quel est le sens du droit d’auteur dans un monde construit par des machines ? La réglementation sera-t-elle suffisamment rapide et raisonnable pour mettre en place des garde-fous sans être pour autant un frein au progrès ? À qui pouvons-nous nous fier ? Quelle image est réelle ? Le monde se fait-il plus petit, plus rapide et encore plus personnalisé ? Devient-il plus inégalitaire ? Et qu’advient-il de l’art de la gestion de portefeuille bottom-up fondamentale ?

Notre équipe explore de nouveaux ensembles de données et développe des outils d’automatisation depuis quelque temps, en restant à l’affût des signes utiles émanant du moral des investisseurs ou de l’analyse des annonces de résultats grâce au TNL. Nous restons à l’avant-garde de l’innovation tout en perpétuant une tradition d’excellence en matière de recherche et d’évaluation de la gestion. Nous n’avons pas encore abandonné la recherche approfondie sur la pérennité de la rentabilité opérationnelle du capital, les débats en équipe, la gestion du risque absolu ou l’appréciation humaine. Nous faisons confiance à l’expérience de notre équipe et nous continuerons à créer des solutions et à établir des relations, en nous efforçant de progresser. Nous n’avons nullement l’intention de remplacer l’intelligence humaine par des robots pour gérer des portefeuilles ou offrir des services aux clients dans un avenir proche. Nous accordons trop d’importance aux résultats et à nos clients pour nous le permettre.

 

Glossaire

  • ChatGPT : Chatbot alimenté par l’IA, Chat Generative Pre-Trained Transformer, reposant sur le traitement du langage naturel, sur un modèle d’apprentissage automatique par réseau neuronal et sur un transformateur afin de prédire une réponse textuelle à partir d’un volume important de données.
  • IA étroite/faible : L’intelligence artificielle que nous utilisons généralement dans notre vie quotidienne et qui exécute une seule tâche ou un ensemble de tâches étroitement liées, par exemple les applications météorologiques, les assistants numériques.7
  • IA générale/forte : désigne des machines sensibles qui imitent l’intelligence humaine en pensant de manière stratégique, abstraite et créative, et dotées de la capacité de gérer des tâches complexes.8
  • IA générative : décrit des algorithmes (comme ChatGPT) qui peuvent être utilisés pour créer de nouveaux contenus, à savoir du code, des images, etc.9
  • Grands modèles de langage (Large Language Models ou LLM) : un modèle d’apprentissage profond entraîné à partir de très grands ensembles de données qui comprend et exécute des tâches à la manière d’un être humain.10
  • Apprentissage automatique (Machine Learning ou ML) : une manière de développer l’IA à l’aide de modèles qui peuvent « apprendre » à partir de schémas de données sans intervention humaine, c’est-à-dire les grands modèles de langage (LLM).11
  • Traitement du langage naturel (TLN) : une branche de l’intelligence artificielle au sein de l’informatique qui vise à aider les ordinateurs à comprendre la façon dont les humains écrivent et parlent.12
 
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